« Imaginez un flacon contenant des cellules souches, des anticorps et des nutriments – un aliment et un médicament personnalisés pour renforcer l’immunité, favoriser le développement et protéger la santé tout au long de la vie. Combien serions-nous prêts à payer pour cela ? Et pourtant, ça existe déjà, dans le lait maternel », explique Angela Giusti de l’Institut national italien de la santé.
L’allaitement maternel est en effet l’un des investissements les plus importants pour la santé des bébés, des mères et de la société dans son ensemble. Or, il reste sous-évalué et insuffisamment soutenu.
L’Initiative des hôpitaux amis des bébés, lancée en 1991 par l’OMS et le Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF), a établi des normes mondiales pour protéger, promouvoir et soutenir l’allaitement maternel dans les services de maternité et de soins aux nouveau-nés. Sur la base de cette initiative, un projet en cours vise à étendre ces principes au niveau communautaire.
Angela Giusti dirige conjointement avec Anne Bærug (Direction norvégienne de la santé) l’activité relative aux services communautaires et de santé amis des bébés dans le cadre du projet JA Prevent NCD (Joint Action to Prevent Noncommunicable Diseases, ou Action commune pour la prévention des maladies non transmissibles) financé par l’Union européenne (UE).
« Notre ambition est d’étendre la norme OMS-UNICEF au-delà du milieu hospitalier, aux services de santé communautaires, et de tester des actions en dehors des services de santé, en particulier dans les zones défavorisées, afin d’instaurer des environnements favorables à l’allaitement maternel », ajoute Anne Bærug.
Les services communautaires et de santé amis des bébés ont déjà donné des résultats en Norvège, cette activité ayant d’ailleurs été reconnue en tant que meilleure pratique de l’UE en 2022, et est à présent étendue à 7 pays européens (Espagne, Grèce, Italie, Lituanie, Norvège, Slovénie et Ukraine) où elle fait l’objet d’une adaptation.
Repenser le discours sur l’allaitement maternel
Malgré les bienfaits largement avérés de l’allaitement maternel pour la santé, les taux d’allaitement maternel ont fortement chuté en Europe et sont aujourd’hui les plus bas de tous les continents.
L’allaitement maternel ne se limite pas à une question de nutrition. Il offre aussi une protection profonde et à long terme. Il est en effet prouvé que l’allaitement maternel peut diminuer le risque de cancer du sein chez la femme, et qu’il réduit la probabilité d’obésité, de diabète et d’autres maladies non transmissibles chez l’enfant, tout en offrant une protection contre les infections.
Or, on continue de présenter l’allaitement maternel au public comme un avantage plutôt que comme la norme, et cette conception façonne la manière dont la société soutient, ou non, les femmes.
« Quand on évoque le tabagisme, la norme est l’air pur, et le débat se concentre à juste titre sur les dommages causés par le tabac », précise Angela Giusti. « Mais dans le cas de l’alimentation des nourrissons, c’est l’inverse : nous considérons l’allaitement maternel comme un avantage plutôt que de mentionner les risques réels liés à l’utilisation des substituts du lait maternel. »
« Pourquoi ne parle-t-on donc pas des protections manquées et des expositions liées à ces substituts ? Car quand nous le faisons, cela se retourne trop souvent contre nous, comme si nous étions contre les femmes ou la liberté de choix, ce qui est une fausse interprétation de la vérité. En fait, la société doit changer pour que les femmes aient la possibilité d’allaiter si elles le souhaitent, sans se retrouver dans un système qui rend l’allaitement maternel plus difficile à chaque étape », souligne Angela Giusti.
Une communauté bienveillante pour les parents
« Quiconque interagit avec les familles a un rôle à jouer. Il peut s’agir de la caissière du supermarché, du coiffeur, de l’infirmière, du voisin. Les parents accordent leur confiance à de nombreuses personnes, et nous devons nous assurer que ces personnes font partie de cette communauté bienveillante pour les parents. C’est ça la solution – c’est là que l’approche des communautés amies des bébés prouve sa valeur », explique Angela Giusti.
En Italie, le projet pilote se concentre sur la Calabre, une région où l’obésité de l’enfant est élevée et où le taux d’allaitement maternel est faible. Ces facteurs reflètent des inégalités sociales plus larges qui ont un impact sur les résultats sanitaires, et rendent les familles plus vulnérables au marketing agressif des substituts du lait maternel et des aliments ultra-transformés nocifs pour la santé.
En Calabre, l’initiative rassemble 29 municipalités, 5 services de santé communautaires, 2 hôpitaux ainsi qu’un vaste réseau d’écoles, des jardins d’enfants aux collèges. Les parties prenantes savent chacune ce qu’elles peuvent faire pour soutenir l’allaitement maternel.
Angela évoque un exemple : « certains jardins d’enfants ont accepté de mettre en place l’infrastructure nécessaire pour que les parents puissent déposer du lait maternel exprimé lorsqu’ils apportent leurs enfants. Les enseignants se sont engagés à le conserver correctement et à le donner aux enfants pendant la journée. C’est certes un petit changement, mais un puissant changement. »
Des activités similaires seront mises en œuvre dans les 7 pays participant, en fonction des contextes et des défis rencontrés localement.
Établir les fondements politiques et systémiques
L’allaitement maternel est déterminé par un ensemble de facteurs : les politiques nationales, les conditions de travail, les attitudes du public, la manière dont les services sont structurés et les personnes sur lesquelles les femmes peuvent compter pour les soutenir.
« Nous ne pouvons pas faire porter toute la responsabilité sur les communautés ; une action nationale et internationale s’avère essentielle à cet égard. Dans de nombreux pays, nous ne disposons même pas de données de base sur l’allaitement maternel. C’est dire à quel point cette question n’est pas à l’ordre du jour », nous confie Anne Bærug.
« Avec l’OMS/Europe, nous commençons maintenant à collecter des indicateurs clés afin de suivre les progrès et de responsabiliser les systèmes. Trop souvent, les familles ne reçoivent pas le soutien dont elles ont besoin parce que les professionnels de santé n’ont pas été formés à cette fin. L’OMS a constaté d’importantes lacunes dans la formation initiale en Europe. C’est pourquoi nous élaborons actuellement une plateforme européenne d’apprentissage en ligne, BreastFEEDucation, afin que les professionnels soient en mesure de soutenir l’allaitement maternel conformément aux normes « Ami des bébés ». »
Anne Bærug insiste également sur la nécessité d’une réglementation solide dans ce domaine. « À l’heure actuelle, les entreprises qui vendent des substituts du lait maternel parrainent des événements destinés aux professionnels de santé, ce qui constitue un conflit d’intérêts évident. L’OMS joue un rôle déterminant dans la lutte contre le marketing des substituts du lait maternel, et la priorité est désormais accordée à l’environnement en évolution rapide du marketing numérique. »
« Avec l’OMS et plusieurs représentants de pays, nous avons collaboré à l’élaboration d’un projet de résolution sur la réglementation du marketing numérique qui sera présenté en mai de cette année à l’occasion de l’Assemblée mondiale de la santé », ajoute Anne Bærug.
Une bonne santé à la naissance et un avenir plein d’espoir
Les données scientifiques laissent de moins en moins d’ambiguïté : ce qui se passe au cours des premières étapes de la vie, y compris la nutrition, a un impact profond sur la santé et le développement tout au long de la vie. L’allaitement maternel n’est pas seulement un choix personnel, c’est un investissement collectif dans la santé publique.
Lancée à l’occasion de la Journée mondiale de la santé, la campagne annuelle de l’OMS intitulée « Une bonne santé à la naissance et un avenir plein d’espoir » souligne l’importance d’instaurer un environnement propice et stimulant au cours des premières étapes de la vie. L’instauration de communautés favorables à l’allaitement maternel constitue un élément important de cette vision : la bonne santé à la naissance doit être l’œuvre d’un engagement collectif, et un avenir plein d’espoir commence par un environnement qui soutient, protège et promeut l’allaitement maternel.