Dans le cadre du lancement par l’OMS d’une nouvelle stratégie de lutte contre la résistance aux antipaludiques pour l’Afrique, nous nous sommes entretenus avec la Dre Marian Warsame, experte
de ce sujet. Médecin de formation, la Dre Warsame a rédigé sa thèse de doctorat sur la résistance aux antipaludiques en Somalie, a travaillé pendant de nombreuses années sur le traitement du paludisme
et les essais de pharmacorésistance en République-Unie de Tanzanie et, tout en collaborant avec le Programme mondial de lutte antipaludique de l’OMS, a aidé des pays de la Région africaine et de la Région de
la Méditerranée orientale à mener de meilleures études pour surveiller l’évolution de l’efficacité des médicaments et des traitements. Cet entretien a été modifié pour
plus de concision et de clarté.
Tout d’abord, pouvez-vous expliquer, de manière générale, pourquoi cette question mérite notre attention ?
La résistance aux antipaludiques est de plus en plus préoccupante en Afrique. Plus de 90 % de la charge mondiale du paludisme – des cas et des décès – concerne l’Afrique, et la plupart de ces cas sont dus à Plasmodium falciparum, le parasite qui devient rapidement résistant aux médicaments actuels. C’est particulièrement inquiétant car nous ne disposons aujourd’hui que d’un nombre limité de médicaments antipaludiques – les polythérapies à base d’artémisinine (ACT) – pour traiter le paludisme non compliqué. Donc, si ces médicaments cessent d’être efficaces, nous n’avons pas d’autres possibilités de traitement et le paludisme pourrait devenir impossible à maîtriser.
Quelle est la cause de la propagation de cette pharmacorésistance en Afrique ?
Malheureusement, plusieurs facteurs favorisent l’avancée de la pharmacorésistance en Afrique aujourd’hui : une posologie insuffisante, l’utilisation de faux médicaments et l’usage inapproprié des antipaludiques actuels. Les polythérapies à base d’artémisinine (ACT) sont le meilleur traitement du paludisme non compliqué. Les monothérapies – la prise d’un dérivé de l’artémisinine injectable uniquement pour le traitement d’une infection à Plasmodium falciparum non compliquée – ont été interdites. Mais, même s’il existe des lignes directrices contre-indiquant les monothérapies, celles-ci sont encore très couramment utilisées dans les pays où le paludisme est endémique. Ceci engendre une pression médicamenteuse, principal facteur contribuant au développement de la pharmacorésistance.
Donc, en Afrique, les conditions sont vraiment idéales pour le développement de la résistance. Des mutations génétiques entraînant une pharmacorésistance confèrent au parasite du paludisme un avantage en matière de survie en présence du médicament par rapport aux parasites sensibles. Ces nouvelles mutations sont donc plus susceptibles d’être transmises et de se propager, en particulier lorsque l’on tient compte des mouvements de population à la fois à l’intérieur des pays et par-delà les frontières. Ce sont des conditions idéales pour la propagation de la résistance aux antipaludiques, en particulier dans les lieux instables sur le plan politique ou climatique, ou là où il y a de nombreuses personnes déplacées.
Donc, où cette résistance se propage-t-elle aujourd’hui ?
À l’échelle mondiale, une résistance à l’artémisinine et à certains des autres médicaments associés a été observée en Asie du Sud-Est, dans le bassin du Mékong et dans de nombreuses régions d’Afrique. À l’aide de marqueurs moléculaires validés qui nous aident à trouver et à prédire la pharmacorésistance, nous avons repéré des zones où une résistance partielle à l’artémisinine a été confirmée en Ouganda, au Rwanda et en Érythrée, mais cela ne signifie pas qu’il n’y en ait pas aussi pas dans d’autres régions. Habituellement, les études sont effectuées sur des sites centraux sélectionnés, de sorte que ce que nous pouvons constater est limité et l’étendue géographique de la propagation n’est pas encore clairement déterminée.
Pouvez-vous nous parler du rôle joué par la surveillance dans la détection de l’apparition et de la propagation de la pharmacorésistance dans ces pays ?
Dans le cadre des recommandations de l’OMS qui existent pour les pays d’endémie palustre de la Corne de l’Afrique, des sites sentinelles ont été établis pour surveiller régulièrement l’utilisation des ACT comme traitements de première et de deuxième intention et pour rechercher les marqueurs moléculaires connus associés à la résistance aux antipaludiques.
En outre, le Réseau de surveillance du traitement antipaludique dans la Corne de l’Afrique (HANMAT) a été créé en 2004. Ses membres sont l’Arabie saoudite, Djibouti, la Somalie, le Soudan et le Yémen dans la Région de la Méditerranée orientale, et l’Érythrée, l’Éthiopie et le Soudan du Sud dans la Région africaine. Grâce à ce réseau, les pays membres ont bénéficié d’un soutien pour l’élaboration de protocoles et d’un appui technique pour la validation et l’analyse des données et la rédaction de rapports. Chaque année, le HANMAT se réunit pour planifier la prochaine série d’études de surveillance, et l’OMS fournit des informations techniques actualisées s’il y a un nouvel outil à étudier ou de nouveaux marqueurs moléculaires à évaluer.
Il y a dix ans, ce système a permis de détecter rapidement une augmentation de la résistance à l’association artésunate + sulfadoxine-pyriméthamine (AS-SP), qui était alors le traitement de première intention contre le paludisme en Somalie. Nous avons constaté que cette association entraînait des taux élevés d’échec thérapeutique, et les marqueurs moléculaires ont montré que ces échecs étaient dus à la résistance à la SP. En 2016, en Somalie, l’AS-SP a donc été remplacée par l’association artéméther + luméfantrine (AL). Nous avons également déterminé que l’association dihydroartémisinine + pipéraquine (DHA + PPQ) pouvait servir en deuxième intention.
Ce système a aussi permis de remporter d’autres succès. Il est vraiment très utile de disposer d’un système de surveillance régional et d’un soutien technique et financier pour détecter des problèmes tels que les échecs thérapeutiques et la pharmacorésistance, où qu’ils surviennent.
Quelles sont les difficultés auxquelles ces pays sont confrontés en termes de surveillance ?
Bien que ces pays disposent d’un système de surveillance, l’OMS doit les aider à se tenir au courant de l’évolution des ressources et des informations sur l’efficacité des médicaments antipaludiques, des nouveaux marqueurs moléculaires découverts et des nouveaux outils mis au point. Il est donc utile de disposer d’une plateforme pour informer les pays et favoriser le respect des protocoles de l’OMS.
Parfois, les pays font une étude sans aucune surveillance des traitements. Par exemple, un traitement contre le paludisme implique la prise d’une dose deux fois par jour, et généralement, les médecins donnent le premier traitement sous surveillance, puis donnent le second pour que le patient le prenne à domicile. Mais des études montrent que, quand le traitement n’est pas surveillé, la deuxième dose n’est pas prise, ou n’est pas prise correctement, ce qui conduit à un échec thérapeutique. Il s’agit d’un problème différent de celui de la pharmacorésistance, et il existe de nombreux facteurs de confusion, dont beaucoup peuvent être atténués par une surveillance du traitement. C’est pourquoi il est important de tenir les pays au courant des meilleurs protocoles grâce au réseau régional.
Les pays ont aussi parfois besoin d’un soutien essentiel pour collecter, gérer et stocker des données, grâce à une saisie et une analyse appropriées des données, à un logiciel de plateforme et à d’autres outils, afin de pouvoir recouper les données et que chacun puisse être sûr que les études scientifiques sont menées de manière appropriée et efficace. Les pays font de leur mieux, mais il est toujours bon de s’assurer que les protocoles standard sont respectés.
Ils sont également confrontés à de nombreuses autres difficultés. L’instabilité politique dans certains pays, comme la Somalie, le Soudan ou le Yémen, peut entraîner le report d’études, voire l’abandon de sites. En Somalie, par exemple, l’insécurité a rendu certains sites inaccessibles. Le financement est un autre problème constant – les études sont souvent retardées ou remaniées par manque d’argent, car la majeure partie du budget d’un pays consacré au paludisme est généralement destiné à la prise en charge des cas, aux médicaments ou encore à la pulvérisation.
Les capacités locales peuvent constituer un autre frein, en particulier dans les endroits où le taux de rotation des agents de santé est élevé. Une formation officielle est nécessaire pour que ces études soient bien menées, en particulier dans des domaines comme le diagnostic microscopique du paludisme. Je suis favorable non seulement aux modules de formation pour chaque cycle d’une étude clinique, mais aussi aux sessions de recyclage pour aider les agents de santé à se tenir au courant et à acquérir les connaissances et les outils nécessaires pour suivre efficacement la résistance aux médicaments antipaludiques.
Dans quelle mesure faut-il craindre que les traitements contre le paludisme cessent d’être efficaces ?
Je ne pense pas qu’il faille s’inquiéter de perdre les traitements ACT dans un avenir très proche, car la résistance partielle à l’artémisinine n’a pas d’impact sur l’efficacité des polythérapies tant que le médicament associé à l’artémisinine reste efficace. Ceci est avéré, même dans les zones où les taux de résistance à l’artémisinine sont élevés et où l’élimination des parasites est retardée. Il faut donc absolument éviter de paniquer inutilement en craignant que l’avancée de la pharmacorésistance entraîne des échecs thérapeutiques immédiats et généralisés. Mais c’est un problème croissant qui doit être géré et, espérons-le, maîtrisé avant qu’il ne s’aggrave.
Selon vous, y a-t-il autre chose que nos lecteurs devraient savoir sur ce sujet ?
Je voudrais aborder quelques points importants.
Premièrement, pour éviter la panique et la confusion parmi les professionnels de la santé et dans le grand public, la situation en matière de pharmacorésistance et d’efficacité des traitements devrait être correctement présentée dans les pays, en s’appuyant sur des médias tels que la télévision, la radio et les journaux locaux. Sinon, une mauvaise information entraînera le chaos. Les gens entendront des rumeurs ou des témoignages sur des échecs thérapeutiques et prendront peut-être des décisions néfastes, comme celle d’utiliser des monothérapies injectables inutiles qui accélèrent le développement de la pharmacorésistance. Je pense donc que les messages sont essentiels, et que tout le monde doit bénéficier de supports pédagogiques de bonne qualité.
Deuxièmement, les pays doivent interdire effectivement la monothérapie orale pour le traitement du paludisme non compliqué et favoriser l’usage rationnel des médicaments antipaludiques. Ces interdictions existent, mais elles sont rarement appliquées, ce qui accélère également la propagation de la résistance.
Dans le même ordre d’idées, j’espère que les pays pourront renforcer la surveillance de l’efficacité thérapeutique. Parce que si les marqueurs moléculaires sont très utiles, il est essentiel de veiller à ce que le traitement soit encadré et surveillé pour comprendre comment la résistance évolue au fil du temps, et rien ne remplace des données de qualité au niveau national pour comprendre la propagation de la résistance.
Enfin, j’exhorte les partenaires mondiaux de la lutte contre le paludisme à reconnaître l’importance de ces efforts de surveillance et à nous aider à mener à bien ce travail. Si les pays ne disposent pas des
fonds nécessaires au niveau national, nous aurons besoin de l’aide d’organisations telles que l’OMS, l’USAID/PMI et le Fonds mondial pour soutenir la surveillance de la pharmacorésistance et veiller à ce
que les pays disposent des données probantes nécessaires pour adopter des changements de politique thérapeutique en cas de besoin.