« Lorsque le téléphone sonne, je me demande ce qu’il va se passer », déclare Lusine Babayan, psychologue. « Qui appelle ? Quel genre de questions va-t-il ou elle poser ? De quel genre de problèmes pourraient-ils me faire part ? »
Lusine est l’une des 10 gestionnaires de la ligne d’assistance téléphonique pour l’encadrement mental et psychosocial qui, avec l’aide du bureau de pays de l’OMS en Arménie, répondent aux appels. En octobre 2023, afin de mieux aider ses interlocuteurs, ses collègues et elle-même ont bénéficié d’une formation spécialisée dispensée par des experts de l’OMS en matière d’encadrement mental et psychosocial. Elles se relaient désormais pour écouter et orienter les personnes qui appellent et qui sont parfois sujettes à de l’anxiété, à de la dépression, voire à des pensées suicidaires.
Initialement créée en 2020 pour aider les travailleurs de la santé à faire face à la pandémie de COVID-19, cette ligne d’assistance téléphonique a été reconvertie pour soutenir les personnes touchées par la crise dans la région du Karabakh. Mais le mouvement massif de réfugiés vers l’Arménie, en septembre 2023, et l’horrible explosion d’un dépôt de carburant qui a tué quelque 220 personnes et en a gravement brûlé 300 autres, ont provoqué chez de nombreuses personnes un besoin de soutien psychique. De septembre à décembre 2023, la ligne d’assistance a reçu 1 108 appels, ce qui reflète l’impact cumulé de cette série de crises. Aujourd’hui, cette ligne d’assistance est ouverte à toute personne qui en a besoin. Actuellement, environ la moitié des appelants sont des réfugiés récents, et 60 % d’entre eux sont des femmes.
Servir de relais entre les personnes et le soutien dont elles ont besoin
Lilit Baghdasaryan, psychologue et présidente de l’organisation non gouvernementale AMBRA Mental Well Being Center, travaille également pour la ligne d’assistance téléphonique. « Parfois, les gens viennent à nous et disent qu’ils ne savent pas par où commencer », dit-elle. « Nous leur disons qu’en ayant pris contact avec un spécialiste, ils ont résolu 60 % du problème. »
« Dans certains cas, il suffit de parler à sa famille et à ses amis, ce qui est important en soi, mais les gens ont parfois besoin d’un soutien professionnel », confirme Marietta Khurshudyan, psychologue clinicienne et consultante nationale en matière d’encadrement mental et psychosocial auprès du bureau de pays de l’OMS en Arménie. « S’il y a un réel besoin, comme dans le cas d’une dépression, d’un niveau de stress élevé, d’accès de panique ou de pensées suicidaires, les gens ont besoin d’une certaine forme de suivi et de soutien qui ne peut être assuré que par un psychologue qualifié. »
Les appelants qui ont besoin d’une aide supplémentaire peuvent être adressés à des services de psychologie dans des centres spécialisés de la capitale arménienne, Erevan. Le service d’assistance téléphonique fonctionne également en parallèle avec les autres grands programmes d’encadrement mental et psychosocial de l’OMS en Arménie : une équipe mobile multidisciplinaire effectuant des visites dans les zones où les services de psychologie sont rares, et le soutien psychologique qui continue d’être apporté aux personnes ayant subi des blessures, tant physiques que mentales, à la suite de l’explosion du dépôt de carburant. Des séances de thérapie de groupe sont également prévues, auxquelles participeront également les proches des personnes ayant subi des brûlures irréversibles.
L’impact psychologique durable de la crise des réfugiés
« Au départ, lorsque les personnes ont été déplacées, elles n’ont pas eu le temps de réfléchir à l’aspect psychologique de leur situation. Le sentiment dominant chez elles était simplement le soulagement d’être en vie, d’avoir survécu », explique Lusine.
Au cours de cette première phase de la crise des réfugiés, de nombreux appelants sont passés par le service d’assistance téléphonique pour bénéficier d’une aide sociale, notamment en matière de logement et d’alimentation. Cependant, maintenant que la phase aiguë de la situation d’urgence est passée, l’impact psychologique de ce qu’ils ont vécu est en train de se faire sentir.
« Les problèmes et le niveau de perception ont changé », poursuit Lusine. « Maintenant, des problèmes plus existentiels viennent à la surface ; ils concernent le futur incertain de ces personnes. »
Nombre de réfugiées qui appellent la ligne d’assistance téléphonique étaient socialement et professionnellement actives au Karabakh et ressentent aujourd’hui profondément la perte de leur vie passée. L’équipe encourage les femmes à contacter le service d’assistance téléphonique, à la fois pour obtenir un soutien psychologique et pour être orientées concrètement vers des possibilités de trouver un emploi et de socialiser.
« Je pense que dans le monde entier, beaucoup de femmes accordent la priorité à leurs enfants, à leur partenaire, à leur famille et à leurs parents âgés, et se délaissent. Mais il ne faut pas négliger notre propre santé mentale. S’il vous plaît, chères femmes, prenez donc soin de vous-mêmes, vous toutes. Je me dis la même chose tous les jours – que j’ai vraiment besoin de prendre soin de moi. Je dois vraiment m’accorder la priorité. C’est ce que l’on vous dit de faire dans un avion : mettez d’abord votre masque à oxygène avant d’aider votre enfant. Vous devez pouvoir respirer, à la fois sur le plan mental et physique. Vous devez vraiment avoir cette ressource pour pouvoir continuer à fonctionner. »
Elle souligne qu’il est important de demander de l’aide, non seulement pour soi-même, mais aussi pour la société dans son ensemble : « Si quelqu’un n’a pas de ressources intérieures pour se rétablir, il ne peut pas participer pleinement à la vie de la société dans laquelle il vit, il ne peut pas créer, il ne peut pas travailler, il ne peut pas être proactif. »
Le docteur Marthe Everard, représentante spéciale du directeur régional de l’OMS pour l’Europe en Arménie, ajoute :
« Assurer un encadrement mental et psychosocial dans le cadre de l’action humanitaire porte ses fruits, non seulement en aidant les personnes déplacées à survivre à une détresse et à des épreuves extrêmes, mais aussi en aidant un pays à se rétablir. »
Pour aider les gestionnaires des lignes d’assistance à gérer des conversations complexes sur le plan émotionnel et pratique, des séances de supervision sont organisées régulièrement pour leur permettre de faire le point en toute confidentialité et assurer un apprentissage continu.
Contribuer à lutter contre la stigmatisation en matière de santé mentale
Parce qu’elle est accessible depuis n’importe quel point du pays, la ligne d’assistance téléphonique est un service important pour les personnes qui vivent dans des régions éloignées ou ont des responsabilités d’aidant qui les empêchent de chercher un soutien auprès d’une personne physique, comme c’est le cas pour de nombreuses femmes. L’anonymat de la ligne d’assistance contribue à rassurer ceux qui ressentent une stigmatisation due à leur détresse mentale.
« Grâce au travail actif des services de psychologie, les gens ont commencé à comprendre qu’il est normal de se tourner vers un psychologue », dit Lusine. « Craignant une stigmatisation, les gens attendent, souffrent trop longtemps, et laissent leur qualité de vie se détériorer. Souvent, lorsqu’enfin ils cherchent l’aide d’un professionnel, ils se rendent compte que beaucoup de problèmes auraient pu être résolus plus vite s’ils avaient pris contact plus tôt. »
C’est cette pensée qui procure de la joie à sa collègue Lilit.
« D’un côté, quand j’entends le téléphone sonner, je comprends que je vais peut-être entendre une histoire difficile », dit-elle. « Mais de l’autre, je ne peux pas m’empêcher de me réjouir que nous puissions encore une fois apporter un peu d’aide bien nécessaire à quelqu’un. »